Marianne Paradis
Le genre est un concept qui semble souvent être considéré comme une notion universelle, quelque chose de « naturel » ou de simple. Pourtant, divers éléments sociopolitiques influencent la manière dont le genre est perçu dans une culture. Qu’en est-il durant l’Antiquité, à Rome et en Grèce ?
Premièrement, je crois qu’il est pertinent de débuter cet article par une courte définition de ce que le terme « genre » signifie. Qu’on parle de « sexe social[1] », d’ « assignations sociales[1] » ou de « catégorie sociale[2] », il semble être généralement accepté que le genre est une manière de créer un modèle clair sur lequel les individus doivent se baser pour être considérés comme ayant un comportement ou des qualités louables dans la société. Ce modèle varie selon le sexe biologique de la personne : les hommes ont certains critères à remplir et les femmes, d’autres. On appelle, à l’Antiquité grecque, les individus remplissant ces attentes de la société des gunê – des épouses et des mères de citoyens – et des anêr, des hommes et des époux. Le rôle principal des gunê est d’enfanter des enfants légitimes et celui des anêr est la défense de la patrie. Les deux ont aussi le rôle de prendre soin du oikos, la maison familiale. Ces rôles précis et divisés sont ce qui qualifie les deux genres de l’Antiquité : la gunê et l’anêr, la femme et l’homme respectables. Le genre n’est donc pas en lien avec le sexe biologique de l’individu, mais plutôt par rapport aux attentes de la société, et ces attentes varient selon plusieurs critères.
Sandra Boehringer, maître de conférences en histoire grecque à l’université de Strasbourg explique que « […] ce que nous nommons femme, homme, féminin, masculin est un concept […] dépendant du contexte géographique et temporel d’où il émerge.[3] » C’est ce que plusieurs autres experts du sujet, tels que Nathalie Ernoult[2], Violaine Sebillotte-Cuchet[2] et Françoise Thébaud[4] semblent aussi penser. Il est indispensable de faire une distinction claire entre la notion de genre occidentale moderne et celle de l’Antiquité pour créer un réel portrait de la société de l’époque en évitant les anachronismes. Comme l’indique Brooke Holmes, professeure du département de classiques de l’université de Princeton, il est dangereux de tomber dans le piège d’importer nos notions de la binarité sexe/genre dans nos études de la pensée antique.[5]
Dû à un manque de données, il est difficile d’avoir une idée exacte des attentes par rapport au genre durant l’Antiquité. Cependant, les lois, les règles et les sanctions qu’un État impose à sa population peuvent nous en apprendre beaucoup sur ses valeurs, incluant sa vision des rôles de genre. Par exemple, dans un discours rédigé par Eschine, un homme politique athénien, ce dernier accuse un citoyen de s’être prostitué dans sa jeunesse, ce qui modifierait son statut. En effet, une loi athénienne interdit aux prostitués de parler devant l’Assemblée et leur impose également une privation des droits civiques. Eschine justifie cette mesure en disant : « celui […] qui s’est vendu et livré aux plaisirs d’autrui […] se porterait sans peine à vendre les grands intérêts de la république.[6] » Ce règlement nous permet de comprendre que la prostitution est un comportement qui n’est pas compatible avec l’idée que les Grecs se font du rôle social de l’homme. Or, ce jugement s’applique uniquement aux hommes adultes, puisque les prostitués adolescents sont un phénomène très courant à l’époque. Cet exemple montre bien que les lois et règlements d’une société reflètent souvent bien les comportements sociaux qu’elle valorise, incluant ceux associés aux rôles de genre.
Un élément à noter est que la notion d’orientation sexuelle est un concept inexistant durant l’Antiquité. Par exemple, bien que la clientèle romaine soit presque exclusivement masculine, les prostitués peuvent aussi bien être des femmes ou des hommes (souvent des garçons) sans causer aucun problème. Ces préférences, qui ont souvent été utilisées à l’époque moderne comme critère de masculinité, ne l’étaient donc aucunement à l’époque. Comme l’indique Florence Dupont, latiniste et professeure émérite de littérature latine à l’université Paris-Diderot : « dans les représentations des Romains, le sexe de la personne qui se prostitue n’est pas la donnée essentielle.[7]»
Comme l’expliquent Kathleen Wider[8] et John Winkler[3], l’histoire est écrite par les hommes : c’est une réalité qui rend l’étude de l’histoire et du rôle dans celle-ci que les femmes ont joué d’autant plus difficile. Selon une étude menée en 2016 par Andrew Kahn et Rebecca Onion, 75,8% des livres d’histoire publiés l’année précédente étaient écrits par des hommes.[9] Lorsqu’on parle de l’Antiquité, le nombre de traces écrites laissées par des femmes chute drastiquement et rend très ardue la tâche de trouver des sources fiables sur le rôle que les femmes jouaient dans la société. Cependant, il ne faut pas faire l’erreur de penser que seuls les hommes jouaient un rôle actif dans l’amélioration de la société. En effet, plusieurs femmes occupent une place importante dans l’histoire de la Grèce antique, notamment en tant que philosophes. Les historiens ont réussi à recenser soixante-cinq femmes philosophes et ce, à l’époque héllenistique seulement[8]. La vision de la place des femmes dans la philosophie grecque antique est souvent associée à la manière dont Xanthippe, la femme de Socrates est souvent représentée : soit une épouse houspillante, qui empêche le grand philospophe de se concentrer sur ses réflexions. Pourtant, plusieurs femmes ont eu un rôle important dans la philosophie antique, certaines étant même à la tête d’écoles de pensée. C’est entre autres le cas de Arété, qui fût partie des premiers scholarques du Cyrénaïsme suite à la mort de son père, le fondateur de celui-ci.[10]
À Rome, la place qu’une femme romaine est autorisée à posséder dans la société est étroitement liée à sa richesse et son rang social. Par exemple, c’est le cas lorsqu’on parle de la dot – de la propriété ou un montant d’argent que la famille de la mariée offre à la famille du mari lors d’un mariage. En effet, lors de l’union, la taille de la dot peut potentiellement offrir à la femme un certain niveau d’indépendance – souvent par rapport à la gestion de la propriété familiale. Ce pouvoir permet à ces femmes riches de parfois contourner la volonté de leur mari et de leur acquérir du support, notamment dans le cas d’un futur divorce.[11] D’un autre côté, Florence Dupont affirme que « lorsque l’homme est déficient, ou qu’il n’est pas là, son épouse peut assumer sa fonction : on a même vu des femmes parler au Sénat.[7] » Julia Soaemias, la mère de l’empereur romain Elagabalus, aurait été la première femme admise au Sénat. Son fils devint empereur en 218 à l’âge de quatorze ans, mais c’est elle qui possédait le réel pouvoir de l’État. Elle reçut le titre sénatorial de Clarissima ainsi que celui de Augusta, ce qui porte les historiens à croire que son rôle au sein de l’Empire, quoique court, fût important. Suite à l’assassinat de Julia Soaemias et de son fils en 222, les changements que Elgabalus avaient instauré à Rome furent renversés et les femmes perdirent encore une fois le droit d’être admises au Sénat.[12]

À mon avis, l’Antiquité est un sujet fascinant, et je trouve qu’il est intéressant de s’interroger sur différents aspects parfois moins abordés de la culture gréco-romaine, dont le genre fait partie. J’espère que cet article vous a permis de comprendre un peu mieux la réalité de l’époque et l’importance de faire une distinction entre nos notions du genre, qui est basée sur nos attentes et nos critères modernes des individus. Pour en apprendre davantage, je vous recommande la lecture de mes sources. Bon mois de janvier !
SOURCES
[1] Sandra BOEHRINGER et Violaine SEBILLOTTE-CUCHET. « Corps, sexualité et genre dans les mondes grec et romain », Dialogues d’histoire ancienne (vol. 14), [https://doi.org/10.3917/dha.hs01 4.0083], page consultée le 16 novembre 2021.
[2] Nathalie ERNOULT et Violaine SEBILLOTTE-CUCHET. Problèmes du genre en Grèce ancienne, Publications de la Sorbonne, 2007, 347 p.
[3] Sandra BOEHRINGER. Sexe, genre, sexualité : mode d’emploi (dans l’Antiquité), https://journals.openedition.org/kentron/1801, page consultée le 21 novembre 2021.
[4] Françoise THÉBAUD. Écrire l’histoire des femmes et du genre, ENS Éditions, 2006, 312 p.
[5] Adriel M. TROTT. Brooke Holmes, Gender : Antiquity and Its Legacy, Oxford University Press, 2012, 6 p. (Hypatia Reviews Online)
[6] Athanase AUGER. Œuvres complètes de Démosthène et d’Eschine en grec et en français, Paris, Joseph Planche, 1820.
[7] Nic ULMI. Le sexe à Rome, une planète inconnue (6 décembre 2013),
https://www.letemps.ch/culture/sexe-rome-une-planete-inconnue, page consultée le 18 novembre 2021.
[8] Kathleen WIDER. Women Philosophers in the Ancient Greek World : Donning the Mantle, 1986 (Hypatia, Vol. 1)
[9] Andrew KAHN et Rebecca ONION. Is History Written About Men, for Men ? (6 janvier 2016),
http://www.slate.com/articles/news_and_politics/history/2016/01/popular_history_why_are_so_many_history_books_about_men_by_men.html, page consultée le 30 novembre 2021.
[10] Richard GOULET. Dictionnaire des philosophes antiques, l’Université du Michigan, Éditions du Centre national de la recherche scientifique, 1989, 1 070 p.
[11] MICHAELVBARBA. Dowry, Divorce and Separation in Rome (16 novembre 2020), https://womeninantiquity.wordpress.com/2020/11/16/dowry-divorce-separation/, page consultée le 3 décembre 2021.
[12] Jean Marie CAREY. This Day in History : March 11, https://www.italianartsociety.org/2018/03/on-11-march-222-the-teenage-roman-emperor-elagabalus-was-assassinated-along-with-his-mother-julia-soaemias-the-first-woman-accorded-the-official-title-of-augusta-in-the-roman-s/, page consultée le 5 décembre 2021.